16-17 nov. 2023 Tours (France)

Programme

Jeudi 16/11

9h : accueil

9h30-10h30 : conférence : Marinette Matthey (UGA, LIDILEM) : Les métaphores naturalistes dans les discours de sauvegarde des langues

10h45 : session 1 : usages politiques de la métaphore biologique

- 10h45-11h20 : Naoko Hosokawa, Univ. de Tokyo : Au-delà de la distinction entre espèces "indigènes" et espèces "envahissantes"
- 11h20-11h55 : Kahina Ould Fella, Univ. M. Mammeri, Tizi Ouzou : Autour de la revitalisation des variétés berbères en Algérie : Analyse de quelques stratégies argumentatives dans le discours épilinguistique des acteurs glottopolitques
- 11h55-12h30 : Catherine Roth, UHA, CRESAT : Botanisation des identités, lignification de la langue : la naturalisation des nations par le végétal

PAUSE DÉJEUNER


14h- 15h : Conférence : Carita Klippi, Univ. Tampere, HTL : Transfert épistémique. Le réseau de métaphores biologiques dans la linguistique française à la charnière des XIXe et XXe siècles

(pause)

session 2 : la métaphore biologique dans les modèles explicatifs en linguistique (1)
- 15h15-15h50 : Valentina Bisconti, UPJV, CERCLL/HTL : Penser la diachronie des langues à travers l'humain : le cas de la sémantique de la fin du XIXe siècle.
- 15h50-16h25 : O.S. Candau, Univ. Antilles, CRREF : Créologenèse et métaphore de l’évolution. L’exemple de Salikoko Mufwene

(pause)

session 3 : la métaphore biologique dans les modèles explicatifs en linguistique (2)
- 16h40-17h15 : Jacques François, Univ. de Caen : La place décentrée de la parole humaine dans la biosémiotique  contemporaine (Sebeok)
- 17h15-17h50 :  Serhii Wakulenko, Société Historico-Philologique de Kharkiv : Le rejet de la métaphore organiciste, à quoi aboutit-il ? L’expérience d’Esaias Tegnér le jeune (1843–1928) et sa continuation dans la pratique définitoire postérieure

 

Vendredi 17/11


9h- 10h : Conférence : LTTR 13, Univ. Liège : Imaginaires cycliques et croisés : à quoi s’oppose le vitalisme ?

(pause)

session 4 : vie biologique et vie vécue
- 10h15-10h50 : Isabelle Pierozak, Univ. Tours, Dynadiv : Figures vitalistes et imaginaires en matière de langues et de leurs approches. Une vivacité à interroger.
- 10h50-11h25 : Marie Pierrat, Univ. de Caen : « Le langage s'accomplit à travers les hommes comme pousse une plante. » Le langage dans l'œuvre de Mikel Dufrenne : un vitalisme poétique.

(pause)

session 5 : écologie et évolution en didactique des langues
- 11h40-12h15 : Véronique Castellotti, Marc Debono, Emmanuelle Huver, Univ. Tours, Dynadiv : Parallèles et métaphores écologiques en DDL : quels imaginaires ?
- 12h15-12h50 : Daria Zalesskaya, UNIL : L’enseignement du russe en France à travers des métaphores biologiques (première moitié du XXème siècle)

PAUSE DÉJEUNER

14h15- 15h15 : Conférence: Jean-Léo Léonard, UPVM, Dipralang : Métaphores et apories en dialectologie gallo-romane et éloge de la rêverie en épistémologie.

(pause)

session 6 :  avatars de la biologisation
- 15h30-16h05 : Philippe Planchon, Univ. Tours, LLL : Comment penser le "naturel" des langues naturelles au prisme de la caractérisation des langues artificielles ?
- 16h05-16h40 : Malo Morvan, Univ. Tours, Dynadiv : Les discours sur les filiations et la famille de la langue bretonne : une généalogie de la généalogie
- 16h40-17h15 : Sophie Jollin-Berttocchi, Univ. Versailles Saint-Quentin, CHCSC : Rémanence et figement de la métaphore biologique au XXe siècle : approche comparative du discours linguistique et de la critique littéraire

(pause)

17h15 : clôture 

argumentaire

Ce colloque vise à interroger un faisceau d’associations discursives qui assimilent les langues à des êtres vivants. Elles sont à distinguer des discours réductionnistes relevant de la biolinguistique, qui visent par exemple à expliquer notre capacité de langage par l’analyse du cerveau et de l’organisme (Chomsky 1969, 1975), ainsi que des recherches en écolinguistique, qui interrogent la manière dont les formes ou structures langagières influent sur notre rapport à l’environnement (Mühlhäusler 1983, Halliday 1990, cf. aussi Fill & Mühlhäusler 2001 : 109-294).

Il se situe dans le prolongement d’orientations récentes de la sociolinguistique, interrogeant de manière critique les choix épistémologiques ainsi que les dimensions éthiques et politiques induits par lesdescriptions linguistiques (cf. parmi d’autres les travaux de l'équipe Dynadiv). La notion de "langue", notamment, est ré-interrogée, d’une part en lui contestant une validité pour décrire la complexité de nos pratiques langagières, d’autre part en analysant son usage dans les discours (communs, politiques, scientifiques) sous l’angle de ce que produit socialement une telle catégorisation (Canut 2007, Morvan 2022). Dans la continuité de ce questionnement, il s’agirait d’interroger ce que produit une description biologisante des langues, tant sur les recherches scientifiques que sur le traitement social des pratiques langagières.

Les assimilations discursives entre langues et êtres vivants sont nombreuses et variées :

  • Mort et vie : les catégories de "langue vivante" et de "langue morte" font partie du vocabulaire commun, comme l’est l’idée qu’une langue peut "mourir" si un ensemble de pratiques langagières cesse d’être pratiqué par un locutorat,

  • Filiations : la représentation de l’histoire des langues et les typologies linguistiques les plus diffusées (par exemple sur wikipedia) sont nombreuses à reprendre la forme de l’arbre phylogénétique pour narrer l’histoire des langues comme relevant d’une évolution, avec son tronc, ses rameaux, ses branches. Des catégorisations comme "langue mère" ou "langues filles", ou celles décrivant les contacts de langues en termes de "métissages" et d’"hybridations", sont aussi relativement fréquentes.

  • Vitalité : lorsque l’Académie française décrit l’écriture inclusive comme un « péril mortel » pour la langue française, elle reprend l’idée selon laquelle les langues sont des entités susceptibles de nourrir une santé plus ou moins bonne ou mauvaise, que des événements extérieurs pourraient venir affecter. Il en va de même des descriptions qui mobilisent des caractéristiques attribuables à des êtres vivants pour décrire l'importance des langues ou leurs dynamiques en diachronie (taille, dynamisme, etc.).

  • Classification : le qualificatif de "langues sauvages" émerge au sein du contexte colonial pour désigner des langues extra-européennes (Cuoq 1864, 1864), on trouve aussi des descriptions où les langues sont comparées soit à des plantes cultivées en jardin, soit à des herbes poussant librement.

  • Environnement : dans un contexte de préoccupation grandissante et légitime envers l’érosion de la biodiversité, le thème de la "mort des langues" s’associe souvent à celui de l’extinction des espèces. On trouve également un certain nombre de propositions conceptuelles en linguistique qui visent à aborder la dynamique des langues sous l’angle de leurs relations à leur environnement, comme pour des êtres vivants.

  • Etc.

Il s’agirait d’analyser sous une variété d’aspects ces associations, tant sous l’angle de leur genèse dans l’histoire des idées, que de leurs fonctions et usages sociaux, ou encore de leur contribution épistémologique à une certaine représentation des phénomènes humains, culturels, et langagiers. Les contributions sont donc attendues dans un certain nombre de disciplines : épistémologie des sciences humaines, histoire des idées linguistiques, philosophie, sociolinguistique, analyse de discours, didactique des langues, anthropologie, sociologie, etc.

1. Généalogie

Les transferts de concepts entre disciplines constituent souvent un ferment épistémologique stimulant pour commencer à conceptualiser un objet dont la définition est à établir, à partir de notions déjà comprises ailleurs. C’est ainsi que Freud s’est inspiré des descriptions de l’électromagnétisme, naissant à son époque, pour concevoir ses premières formulations de l’inconscient, ou que Bourdieu utilise quant à lui le vocabulaire des champs magnétiques pour décrire les jeux de force du social.

Les sciences du langage se situent par rapport à la biologie dans un double rapport, ambivalent : si, d’une part, au même titre que les autres sciences humaines, elles se sont constituées à partir d’une libération envers une description strictement biologique de l’humain (Foucault 1966, Gusdorf 1960), d’autre part, le modèle darwinien a exercé une forte influence sur les typologies linguistiques et les théories en linguistique diachronique. Alors que Darwin lui-même théorisait déjà une similarité de fonctionnement entre l’évolution des êtres vivants et celle des langues (Darwin 1871), ses théories se sont rapidement diffusées dans les courants néogrammairien et comparatiste, notamment sous l’influence d’August Schleicher (1863, Aronoff 2017). On retrouve le motif organiciste chez de nombreux auteurs (Bopp, Grimm, Bréal, Müller, Darmesteter, Dauzat, Whitney, Hovelaque, Chavée, etc. ), et particulièrement dans la Revue de linguistiqueet de philologie comparée (Desmet 1996, Klippi 2010) dans un contexte où le Romantisme (notamment allemand) valorise fortement l’idée de Nature (Krapf 1993) et de Vivant. Dans ce climat intellectuel, l’organicisation des langues s’articule bien souvent à une quête de l'origine, et soutient une caractérisation racialiste des locutorats. Il existe encore aujourd’hui des propositions d’explications de l’évolution des langues s’appuyant sur le modèle darwinien (Bickerton 2000, Pinker 1994) se contentant souvent d’enjamber les critiques adressées aux courants naturalistes du XIXe (Laks 2002, Auroux 2007),et alors même que de nombreux éléments ne sont pas comparables entre la vie des organismes et celle des formes langagières (Andersen 2006).

En ce sens, la description des langues comme des êtres vivants constitue-t-elle le reliquat d’un acte de fondation de la linguistique par emprunt de concepts à la biologie ? Comment repérer et penser les réaménagements théoriques déjà effectués, et ceux encore à advenir, dans la réappropriation par les sciences du langage d’un modèle conceptuel hérité des sciences du vivant ?

On peut aussi se demander en quoi la référence au vivant a permis de marquer la particularité des phénomènes langagiers en les décrivant comme des systèmes clos dotés d’une organisation qui leur est propre. La notion de "forme organique" se distinguant d’une "forme mécanique" a ainsi été un leitmotiv très présent dans la description des langues au XIXe siècle, et le terme de "morphologie" désigne aussi bien une discipline des sciences du langage qu’une autre dans les sciences du vivant. Ainsi, on pourrait retracer ce que doit à la biologie l’usage des termes de "système" ou des "structure", omniprésents en linguistique, que ce soit à partir des approches structuralistes ou cybernétiques.

Par ailleurs, dans quelle mesure la reprise d’une terminologie biologique a-t-elle permis à la discipline de s’accorder un gage de scientificité dans une époque où sa justification comme science n’était pas acquise ? Un bon exemple nous en est fourni par la formulation des "lois phonétiques" par l’école néogrammairienne du XIXe, qui visait à assurer aux constats de la linguistique le même degré de généralité que l’on trouvait dans les sciences du vivant ou de la matière (Auroux 1979).

La question pourrait être abordée du point de vue lexical : les sciences du langage ayant en partie puisé dans des termes ayant initialement une signification biologique (à commencer la "langue"/"gloss-"), dans quelle mesure ont-elles resémantisé l’usage des termes en question, et quels aspects de la signification initiale se seraient maintenus dans les acceptions en usage dans la discipline ?

2. Fonctions et usages

Que produit dans le monde social cette assimilation discursive des langues à des entités biologiques ? Le discours de la naturalisation constitue un des opposants bien connus aux analyses sociologiques, quand il justifie des inégalités en les présentant comme fondées dans la nature des individus ou des populations, et en ce sens en partie justifiées. Le discours de la sélection naturelle est également employé pour légitimer une logique de marché ou des pratiques concurrentielles, y compris à l’Université. Pourtant, quand il s’agit de langues, cette fonction naturalisatrice ne semble pas si évidente. Il s’agirait alors d’assimiler le vitalisme linguistique à d’autres figures des discours sur les langues : le discours de l’hygiène verbale (Cameron 1995), la patrimonialisation des langues (Colonna 2022), le discours sur les langues en danger (Heller & Duchêne 2007), le discours des "racines" (Bickerton 1981, Bettini 2017), etc.

Ainsi pourra-t-on se demander : quelle représentation des pratiques langagières est promue par un discours qui les assimile à des individus susceptibles de vie, de mort, de maladie, et pouvant se reproduire ? Dans un contexte de sixième extinction de masse où la préoccupation envers la biodiversité est légitime, quel rendement rhétorique ou symbolique obtient-on, lorsque l’on fait la promotion d’un ensemble de pratiques langagières catégorisées en termes de "langue", à présenter celles-ci comme potentielles victimes d’une perte de diversité ressemblant à celle des espèces animales et végétales ? Il s’agirait alors de proposer une relecture critique, à l’aune des présupposés qu’ils mobilisent et des intérêts socio-politiques auxquels ils répondent, des discours alarmistes sur la « mort des langue» (Fishman 1991, Hagège 2000, Feltin-Pallas 2022) ou des procédés d’assimilation entre évolutions langagières et effondrement de la biodiversité(Skutnabb-Kangas & Harmon 2018), jusqu’à la fusion dans l’expression « diversité bioculturelle » (https://biocultural-diversity.org/francais). En se recentrant sur les acteurs et les positions sociales, on se demandera alors qui diffuse cette description des langues assimilées à des êtres vivants, à qui elle bénéficie ou elle nuit, quelles pratiques langagières s’en trouvent mises en avant ou invisibilisées, quels sont ses effets et sa réception sur les locutorats, ou ses traductions en matière de politiques institutionnelles portant sur les langues.

Dans la continuité de ce questionnement, on pourra interroger les choix d’appellation au sujet des démarches de "revitalisation linguistique" (Costa 2010, Costa 2013, Boitel 2021) : dans les initiatives visant à réaugmenter la taille ou les compétences langagières d’un locutorat, que produit une description des langues comme dotées d’une "vitalité" sur laquelle on pourrait politiquement intervenir ? Quel type d’interventions glottopolitiques sont induites par un tel discours s’intéressant davantage à la vie des langues qu’à celle des gens qui les parlent, à qui s’adresse-t-il, qui laisse-t-il de côté, et quels en sont les impensés ?

De même, les attributions de naturalité viennent justifier des hiérarchisations entre des pratiques langagières, certaines étant estimées "naturelles", donc plus "originelles" ou "authentiques", par opposition à d’autres décrites comme "artificielles", voire "chimiques" (Morvan 2017 : 928-929). Ici, l’opposition "naturel / artificiel" vient renforcer un jeu de hiérarchisations qui entre en cohérence avec les connotations portant sur des catégorisations comme "locuteur natif" (du côté du naturel, de l’authentique) / "néo-locuteur" (du côté de l’artificialité).Ici aussi, il y a lieu de porter une analyse sur le réseau d’association entre "naturel", "bon", "authentique" et ses valorisations discursives, et de voir à quel ensemble d’intérêts il répond dans un contexte d’antagonismes socio-politiques.

On pourrait aussi s’interroger sur ce en quoi la présentation des langues comme des êtres vivants permet de leur attribuer une agentivité, c’est-à-dire les doter métaphoriquement d’intentions, d’intérêts, de la responsabilité de certaines actions, etc. Ainsi, lorsque l’on parle de "guerre des langues" ou de "langues dominantes", qui décrit-on réellement comme acteur de la guerre ou de la domination, et qui se trouve invisibilisé en tant qu’acteur au sein d’une telle description (Brubaker 2002) ?

3. Figurations et imaginaires savants

Au-delà de l’histoire des idées déjà évoquée, on peut s’intéresser au transfert de concepts entre disciplines en termes d’imaginaires scientifiques. Il s’agirait en ce sens de considérer la biologie ou l’écologie comme un réservoir de notions, processus, modèles explicatifs, au sein desquels les sciences du langage peuvent puiser, parmi d’autres élaborations symboliques, comme des représentations suggestives du monde qui pourraient être transférées à l’analyse des phénomènes langagiers (Lechervel 2010, Léonard 2017). On s’intéresserait au procédé métaphorique (ici la métaphore biologique), non comme ce qui s’oppose à un raisonnement scientifique, mais comme une modalité qui permettrait de rendre pensables et figurables des réalités à décrire, à partir d’un répertoire de descriptions préexistantes (Ricœur 1975).

Par exemple, on note les représentations arborescentes de la syntaxe, la proposition méthodologique d’une "écologie des langues" pour justifier la préconisation de les étudier en lien avec leurs milieux de pratique (Haugen 1972, Calvet 1999), ou celle qui consiste à se demander si les conditions d’apparition des créoles ne pourraient pas être pensées par analogie avec les modes d’émergence de de diffusion des virus (Mufwene 2001, 2008).

Ainsi, au sein des nombreuses études s’intéressant aux rapports entre les langues et leur "environnement", il conviendra de démêler la polysémie de ce terme, celui-ci désignant tantôt le milieu physique de vie des locutorats (Sapir 1912), tantôt un certain nombre de paramètres socio-institutionnels déterminant les attitudes courantes envers les langues (Haugen 1972, Calvet 1999), ou bien son sens plus actuel en lien avec les préoccupations écologiques (Fill & Mühlhäusler 2001).

Dans ce cadre, le strict lien entre sciences du langage et du vivant pourrait être dépassé : on pourrait s’intéresser à la fois à la manière dont d’autres disciplines des sciences humaines ont puisé dans la biologie : qu’il s’agisse, dans les sciences sociales, de la métaphore du "corps social" qui constitue un lieu commun depuis l’Antiquité, de la distinction entre solidarités mécanique et organique chez Durkheim, du courant de sociobiologie (Wilson 1975), ou des usages de la métaphore biologique en psychanalyse (Roussillon 2012). Par ailleurs, on pourrait comparer ce que les sciences du langage importent à la biologie et à d’autres disciplines : géographie (la cartographie des langues qui les assigne à un territoire), astronomie (la métaphore gravitationnelle pour penser le rapport centre / périphérie), mathématiques, mécanique (Pluche 1751, de Brosses 1765), chimie (Trimaille & Matthey 2013), informatique, métaphore des échecs ou des ondes chez Saussure, etc.

On pourra également étudier la variété des procédés discursifs mobilisés pour assimiler les langues à des êtres vivants : l’identification stricte reste rare, et les rapprochements peuvent être faits sous la forme d’analogies, de comparaisons, de métaphores.

Ainsi, dans l’étude des mouvements se revendiquant d’une forme de biolinguistique, on trouve plusieurs régimes d’identification entre les deux disciplines : l’identification pure et simple, l’exploitation sémantique de termes issus de la biologie dans leur caractère suggestif, l’analogie entre phénomènes langagiers et l’évolution des êtres vivants, ou la théorisation d’un modèle causal global d’adaptation dont la sélection naturelle et l’évolution des langues seraient deux applications différentes (Badir, Polis, Provenzano 2016).

Il s’agira d’interroger les effets de tels emprunts dans le champ conceptuel, en interrogeant les aspects du langagier qui s’en trouvent (sur)représentés et ceux qui en sont évincés. Par exemple, raconter la diachronie des pratiques langagières avec l’arsenal terminologique de la vie, de la mort, de la croissance, ou de l’évolution peut constituer une manière de l’extraire du champ de l’histoire, et donc de proposer une approche du langagier comme soustrait de tout contexte socio-historique (« Art, science, philosophy, and religion all have a history ; language, or any other production of nature, admits only of growth. » Müller 1873 : 40, cité et traduit par Hafstein 2001).

4. Ontologies

La distinction "nature / culture" a fait l’objet de remises en question profondes dans les dernières décennies (Latour 1991, Descola 2005), et l'on a parallèlement vu émerger un ensemble fructueux et foisonnant de courants de recherche qui étudient les interactions et hybridations entre humains et non-humains, ou bien la manière dont nous catégorisons de tels jeux d’opposition, pour proposer d’autres rapports intellectuels et sensibles au monde, en remettant notamment en avant la notion de "vivant" (Donna Haraway, Eduardo Viveiros de Castro, Vinciane Despret, Baptiste Morizot, etc.). Dans quelle mesure une telle constellation théorique nous permet-elle de renouveler notre analyse des discours qui appréhendent les langues comme des êtres vivants ? À quelles remises en questions cela ouvre-t-il quant à nos manières habituelles de tracer des frontières et de catégoriser l’humain, le non-humain, le vivant ?

Ainsi, on peut analyser la manière dont la distinction "langue/dialecte" a pu servir à établir une frontière entre le "civilisé" et le "non-civilisé", distinguant entre eux les locutorats se situant du côté de la nature et ceux de la culture (Bauman & Briggs 2003, Costa 2020). De même, présenter les langues comme des organismes vivants permet de se situer dans une posture de recherche où, comme les biologistes étudiant un organisme de l’extérieur, les linguistes sont positionné⋅e⋅s dans l’extériorité et le surplomb envers leur objet, ce qui conférerait une autorité à leur savoir sur la langue, et donc une supériorité envers les savoirs spontanés des locutorats qui pratiquent les langues en question (Hafstein 2001), entretenant par ailleurs l’illusion que l’on pourrait produire une analyse linguistique qui se situerait en-dehors de tout langage (Laisis 1995).

 

 

bibliographie

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Wilson Edward Osborne, 1975, Sociobiology, The New Synthesis, Cambridge, Harvard University Press.

 

 

   

comité scientifique

- Sémir Badir - Lemme - Univ. Liège (BE)
- Quentin Boitel - Cerlis - Univ. Paris
- James Costa - ILPGA - Univ. Sorbonne nouvelle
- Marc Debono - DYNADIV - Univ. Tours
- Thierry Deshayes - Univ. Neuchâtel (CH)
- Didier de Robillard - DYNADIV - Univ. Tours
- Aurélia Elalouf - LiLPa - Univ. Strasbourg
- Laurent Gerbier - InTRu - Univ. Tours
- Luca Greco - CREM - Univ. Lorraine
- Valdimar Hafstein - Univ. of Iceland (ISL)
- Emmanuelle Huver - DYNADIV - Univ. Tours
- Narcís Iglésias - HTL - Universitat de Girona (ES)
- Carita Klippi - HTL - Tampere University (FIN)
- Jean-Léo Léonard - DIPRALANG - Univ. Paul-Valéry Montpellier 3
- Joanna Lorilleux - DYNADIV - Univ. Tours
- Noémie Marignier - CLESTHIA - Univ. Sorbonne Nouvelle
- Marinette Matthey - LIDILEM - Univ. Grenoble Alpes
- Malo Morvan - DYNADIV - Univ. Tours
- Isabelle Pierozak - DYNADIV - Univ. Tours
- Stéphane Polis- Univ. Liège (BE)
- François Provenzano - Genach - Univ. Liège (BE)
- Sophie Richard - LLL - Univ. Tours
- Pierre-Yves Testenoire - HTL - Sorbonne Université
- Denis Thouard, centre G. Simmel - EHESS
- Adam Wilson - IDEA - Univ. Lorraine

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